PARU DANS LE N°61 - 16 DÉCEMBRE 2024 - R&D
[DOSSIER] La recherche embarquée fait des émules
Certains cabinets de conseil ont des équipes dédiées de doctorants et de chercheurs depuis 5 à 10 ans, d'autres recrutent tout récemment. Pour tous, les enjeux sont pluriels : innover, publier, former, réseauter... Côté clients, les résultats des missions à forte teneur en R&D embarqué peuvent être probants. Seule l'objectivité de cette recherche, quasi exclusivement appliquée aux prestations de conseil fournies par les cabinets, interroge. Plusieurs responsables de ces labos internes répondent à la Lettre du conseil.
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La mission de l'année ! Mercredi 27 novembre, Agathe Roche, senior manager secteur public et ONG chez Julhiet Sterwen, est visiblement émue lorsqu'elle reçoit le Grand Prix du Syntec Conseil. La récompense, décernée par un jury de professionnels, vient couronner la mission de conseil jugée la plus significative de l'année. En l’occurrence, les ateliers conduits par Agathe Roche et ses équipes auprès des effectifs de la télévente de la Poste.
Avant la mission de Julhiet Sterwen, l’absentéisme est élevé parmi les 500 commerciaux, gestionnaires et managers : 26,5 jours par an ! Il est souvent causé par la multiplication des offres BtoB qu'ils sont tenus de vendre, rappelle Chrystèle Conesa, la directrice nationale de la télévente du groupe La Poste, avec qui Agathe Roche a collaboré sur la scène de l'Élysées Biarritz, à deux pas de la place de l'Étoile à Paris.
Julhiet Sterwen choisit de structurer sa mission sur la justice organisationnelle — qui concerne l’évaluation par les salariés du caractère juste des politiques, procédures et décisions à leur endroit. En interne, au sein du cabinet, Élodie Arneguy est le chantre du sujet.
Diplômée d'une licence de psychologie, du master grande école d'Audencia et d'un doctorat de l'Université de Louvain en psychologie des organisations (2014-2020), elle a également enseigné dans diverses institutions d'enseignement supérieur. Ses travaux portent précisément sur le justice organisationnelle.
Elle constate la méconnaissance du concept, alors que les neurosciences et les expérimentations en entreprise ont démontré que les forts sentiments d’injustice provoquent des réactions psychologiques et physiologiques : perte de sommeil, stress, burn-out, agressivité, etc. Inversement, les bénéfices d’un environnement perçu comme juste sont multiples : coopération, transversalité, engagement, capacité au changement, adhésion aux transformations, confiance...
Six mois après, des ateliers démarrent, construits autour des travaux de recherche d’Élodie Arneguy. De 3h chacun, ils regroupent 15 managers encadrés par un ou deux consultants de Julhiet Sterwen, d'abord sur les sites tests de Noisy-le-Grand, Rennes, Bordeaux, Marseille et Lyon. Les résultats ne se font pas attendre : l’absentéisme baisse sensiblement, de 5 à 10 points.
Artimon, Onepoint, Square Management, Tenzing, Talan… la recherche a la côte dans le conseil
Et Julhiet Sterwen est loin d'être le seul cabinet à se doter de moyens de recherche et développement. Car nombre de concurrents créent ou musclent, à leur tour, des équipes de recherche.
Citons Tenzing, le cabinet créé en 2016, spin-off d’ex-consultants de Weave (cabinet lui-même absorbé par Onepoint, voir la Lettre du conseil du 06/05/2024) qui a mis sur pied Quaerere, sa marque dédiée à la recherche et à la formation.
D'autres unités de recherches sont un peu plus anciennes, quelle que soit la taille des cabinets qui les portent.
En 2020, peu après Talan, Onepoint (3500 personnes, 500 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023) s'est par exemple doté d'un Institut pour coordonner l'ensemble des activités R&D du cabinet.
En 2018, Artimon, le cabinet de conseil en stratégie opérationnelle, en efficacité des organisations ou encore en conduite du changement (140 personnes, 19 M€ de CA), créait Perspectives, son institut de recherche maison où collaborent cinq chercheurs à plein temps.
Si on remonte encore le temps, en 2011, Square Management, le cabinet créé en 2008, basé à Neuilly-sur-Seine, dont l’ambition globale est de doubler de CA d'ici 2027 pour atteindre 300 millions d'euros à cette échéance, a formalisé un premier programme de recherche en lien avec HEC Paris en 2012.
Pour tous, les objectifs sont pluriels.
Avoir un centre de R&D, un critère de moins en moins différenciant
Se distinguer était par exemple un des axes de la création du centre de recherche de Talan, le cabinet de conseil en innovation et transformation par la technologie (880 M€ de chiffre d’affaires en 2024, 7000 collaborateurs, après son acquisition de Coexya cet été). Mais, de fait, l'existence même d'entité de R&D n'est plus, en elle-même, distinctive.
Deuxième ambition : creuser des expertises à même d'abonder les services ensuite proposés aux clients, à l'instar du cas Julhiet Sterwen —La Poste. “Les performances des solutions qu'on propose ont été vérifiées avant, par exemple celles des LLM, plutôt que de se fier aux benchmarks des éditeurs”, dit Laurent Cervoni, le directeur du centre de recherche de Talan.
Même son de cloche de David Alcaud, partner de Square Management et responsable du Square Research Center : “25 programmes de recherche appliquée sont en cours. Les sujets sont sélectionnés avec nos partners et managers pour répondre à nos clients et sont co-produites avec les consultants des 10 domaines d'excellence (les sujets transverses de prestation du cabinet, ndlr)”. David Alcaud chapeaute une trentaine de chercheurs (doctorants et docteurs) : leurs travaux portent sur des sujets aussi divers que l'engagement des collaborateurs, le marketing responsable, la mesure d'impact social des portefeuilles d'investissement, les actifs immobiliers inassurables du fait du dérèglement climatique...
Faire du lien avec les écoles d’enseignement supérieur
Autre ambition de la recherche dans les cabinets de conseil, celle formulée par Laurent Cervoni chez Talan : “Se mettre en lien avec des écoles”. Chez Square Management, plusieurs programmes de recherche ont été conduits en lien avec HEC, l'ESCP, ou encore Dauphine, quand Artimon compte des partenariats académiques avec Sciences Po ou l'IAE de Paris. Des écoles qui sont aussi très stratégiques en termes de recrutements pour tous ces cabinets. Y conduire des programmes de recherche peut également aider à travailler la marque employeur et attirer, qui sait, des nouvelles recrues et de nouveaux chercheurs.
Car les doctorants ou docteurs, au-delà de leur production de matière grise, sont aussi un vivier de recrutement et cumulent quasi toujours la recherche avec une casquette de consultant à l'instar d'Élodie Arneguy chez Julhiet Sterwen. Chez Talan, la durée que les docteurs peuvent passer au sein du centre de recherche est bornée : 18 mois. Au-delà, les chercheurs partent rejoindre des équipes de consultants au sein du groupe et partent en mission.
Publier, publier, trois fois publier
En attendant, leur objectif est clair : publier.
C'est peut-être l'objectif central de ces labo : réaliser des publications dans des revues scientifiques. Nombre de cabinets de conseil sortent des articles de vulgarisation ou de recherche, et disposent de leur propre revue, appendice de leurs activités de R&D. Ainsi Laurent Cervoni chez Talan se réjouit-il que le centre du cabinet ait publié 27 articles de recherche en un an ou que les articles signés Talan se soient fait une place lors de la dernière conférence nationale sur les applications pratiques de l'intelligence artificielle.
Mais publier n'est rien sans crédit scientifique. Ainsi Tenzing a-t-il fait agréer Quaerere par le ministère de l'Enseignement supérieur. Le cabinet Talan, quant à lui, a obtenu le label Human Resource Excellence in Research de la Commission européenne, décerné aux organisations qui mènent leur R&D conformément à des principes de bonne conduite.
Enfin, tout l'enjeu de cette recherche est aussi d'influer. La plus vieille et peut-être plus connue des revues de recherche éditées par un cabinet de conseil, le McKinsey Quarterly, fête ses 60 ans cette année. Pour son demi-siècle, en 2014, le patron d'alors, Dominic Barton, prétendait que le “Q” donnait le la des sujets qui comptent dans l'esprit de tous les dirigeants de ce bas monde depuis des décennies.
Bartle, Eurogroup Consulting… ils s’y mettent.
Le modèle a essaimé. Savoir, faire savoir, et vendre l'expertise : l'ensemble se tient et tout le monde l'assume. D'autant plus que la recherche a un coût. 8 millions d'euros par an pour le centre de recherche de Talan. “Une partie est couverte par le crédit d'impôt recherche, l’autre par le retour sur investissement de la recherche sur le positionnement du cabinet, sur les contrats que l'on peut décrocher dans les centres de recherche de nos clients à des prix plus élevés”, indique Laurent Cervoni à ce sujet.
Du moins, ce modèle de recherche embarquée continue à convertir de nouveaux cabinets. Ainsi, ces derniers jours, Bartle (créé en 2005, 18 partners à date) annonçait le recrutement de Michaël Motte, un ancien de Geodis, de Kuehne+Nagel, en tant que “consultant-chercheur”.
Il cumulera un rôle de consultant et un statut de doctorant au Cretlog, laboratoire de recherche référent en supply chain au sein d’Aix Marseille Université. Sa thèse portera sur “le rôle et les impacts de la supply chain dans la transformation des entreprises vers des modèles d’affaire régénératifs”. Un des sujets dont Bartle fait un axe de développement.
De même, Eurogroup Consulting inaugurait ces derniers jours des séries de master classes qui veulent faire une place à la recherche et à un certain “esprit de curiosité et d’ouverture sur le monde”. La première invitée était la professeure de sociologie Dominique Méda sur le thème de la “croissance infinie dans un monde fini”. Le deuxième de ces rendez-vous abordera le thème du biomimétisme. ▣